2006-03-14

Au cours des derniers mois, certains événements traités dans les médias ont pu toucher notre perception des personnes qui présentent une déficience intellectuelle et soulever des interrogations quant à la capacité des systèmes de services à offrir une réponse adaptée à leurs caractéristiques. L’automne dernier, « L’affaire Simon Marshall » avait alerté l’opinion publique sur le phénomène de la fausse incrimination d’une personne présentant une déficience intellectuelle. Plus récemment, l’agression d’un préposé d’hôpital par une personne ayant un « désordre mental » ramenait le débat sur la désinstitutionnalisation, tandis qu’une émission d’Enjeux remettait en cause l’intégration scolaire des enfants ayant une déficience intellectuelle. En tant que groupe de chercheurs engagés dans le domaine de la déficience intellectuelle et de l’action intersectorielle, nous souhaitons profiter de la Semaine québécoise de la déficience intellectuelle pour exposer certaines caractéristiques associées aux personnes ayant une déficience intellectuelle et identifier quelques considérations essentielles à l’adaptation de services auxquels elles devraient pouvoir bénéficier au même titre que les autres citoyens. De notre point de vue, le fait d’identifier les défis d’accès et de favoriser le développement de stratégies adaptées à des personnes ayant une déficience intellectuelle peut concourir à l’amélioration globale des services pour ceux et celles qui sont en position de vulnérabilité en raison d’autres besoins particuliers (ex. : personnes analphabètes, ayant des limitations physiques ou sensorielles, etc.).


La déficience intellectuelle : ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas

Les personnes présentant une déficience intellectuelle composent de 1 à 3 % de la population. Souvent, la déficience intellectuelle passe inaperçue parce qu’elle ne se révèle pas nécessairement par la physionomie de la personne ou par une interaction de quelques secondes passées en sa présence. Les personnes présentant une déficience intellectuelle vivent principalement dans la communauté (dans leur famille, en appartement, une ressource résidentielle). Certaines d’entre elles reçoivent des services spécialisés offerts dans l’un des 23 centres de réadaptation pour personnes présentant une déficience intellectuelle (CRDI) retrouvés au Québec. Toutefois, la plupart des personnes présentant une déficience intellectuelle n’en reçoivent pas (compte tenu de soutiens présents dans le milieu, d’une méconnaissance des services disponibles, d’un refus de services, etc.).

Par ailleurs, la déficience intellectuelle se trouve souvent confondue avec les problèmes de santé mentale. Cette confusion est renforcée par le recours à un vocable indistinctif pour parler de conditions affectant le fonctionnement adaptatif. Si la déficience intellectuelle fait partie de la catégorie diagnostique des troubles mentaux, elle se distingue nettement des problèmes de la santé mentale. La déficience intellectuelle est caractérisée par des limitations significatives sur le plan du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif (habiletés conceptuelles, sociales et de communication) qui s’expriment avant l’âge de 18 ans. Au sein de cette population, environ 85% des personnes ont une déficience intellectuelle dite légère (que l’on associe globalement à un quotient intellectuel de 55 à 70 pour une moyenne populationnelle fixée à 100). Tout en cohabitant avec des forces dans certaines sphères du fonctionnement, les limitations cognitives affectent notamment la capacité à mémoriser de l’information, à transférer un apprentissage d’un contexte à l’autre et à élaborer un raisonnement qui tient compte de plusieurs éléments à la fois. Aussi, un soutien adapté est souvent nécessaire pour permettre à ces personnes de bénéficier des ressources et des services de la communauté. Les événements précédemment mentionnés donnent à réfléchir sur les manières réalistes d’aménager les systèmes de services en vue d’offrir une meilleure prise en compte de leurs caractéristiques.

Les interfaces entre les personnes et les systèmes de services : où se situent les défis ?

Les questions d’accès à des services adaptés concernent notamment les interfaces avec le système judiciaire et celles avec le système de la santé et des services sociaux.

Interfaces avec le système judiciaire

Le processus judiciaire est un système complexe pour toute personne, qu’elle soit en position de victime ou d’accusée. Cette complexité exacerbe d’autant les vulnérabilités des personnes présentant une déficience intellectuelle. Celles-ci sont d’ailleurs surreprésentées dans le système judiciaire. Par exemple, dans la première étude épidémiologique canadienne sur le sujet, des membres de notre équipe ont trouvé que 18,9 % des hommes en attente de procès à Montréal ont possiblement une déficience intellectuelle.
Les personnes présentant une déficience intellectuelle en position d’accusé ont davantage de difficulté à comprendre les options et les étapes et les conséquences du processus judiciaire. Elles se révèlent plus sujettes à la fausse incrimination. Leurs vulnérabilités les placent en difficulté possible à toutes les étapes du processus judiciaire. À l’étape de l’arrestation, la lenteur cognitive apparente peut être confondue avec de la dissimulation ou du mensonge, voire même de l’intoxication à toute forme de substances psychoactives. Leur capacité à comprendre leurs droits peut être compromise et les placer dans une situation délicate au cours du processus interrogatoire ainsi qu’aux autres étapes qui s’ensuivent. En milieu carcéral, elles se trouvent davantage exposées aux mauvais traitements, à de la manipulation et à de l’exploitation. Pour les personnes présentant une déficience intellectuelle victimes d’actes criminels, le contact avec le système judiciaire comporte également plusieurs risques. Celles-ci voient souvent leur témoignage et accusation remis en cause et manquent d’accès à des services de soutien appropriés. Dès les années 90 et suite à l’initiative de l’Association québécoise d’intégration sociale (AQIS), une importante expertise d’intervention s’est développée au Québec en matière de soutien aux personnes présentant une déficience intellectuelle. Elle s’est traduite par l’établissement de protocoles d’intervention dans des régions comme la Montérégie et l’Estrie. On dénombre actuellement neuf CRDI qui complètent ou qui ont complété la mise en place de comités avec les partenaires des milieux de la justice, des centres de santé et de services sociaux (CSSS) et des groupes communautaires afin de soutenir les personnes dans le processus judiciaire.

Interfaces avec le système de services de santé et de services sociaux

Les problèmes d’accès des personnes présentant une déficience intellectuelle aux services de première et de deuxième ligne sont relativement bien documentés dans les pays anglosaxons. Ils commencent à l’être davantage au Canada (en Ontario notamment). Les études montrent que les personnes présentant une déficience sont plus susceptibles de faire l’objet d’interventions curatives inappropriées (ex. : mauvais diagnostic, mauvais dosage de la médication) et de manquer de soutien lors d’une hospitalisation. Elles ont généralement moins accès à des soins préventifs (ex. : dépistage) et se trouvent souvent exclues des initiatives de promotion de la santé. Certaines caractéristiques de l’organisation des services, le manque d’expérience et de connaissances des professionnels à l’endroit des personnes présentant une déficience intellectuelle, de même que les difficultés de communication retrouvées chez plusieurs d’entre elles se situent souvent au cœur des problèmes rencontrés. Aidée de partenaires de la santé publique, des milieux communautaires et de réadaptation, notre équipe déploie actuellement de nombreux efforts pour identifier les facilitateurs possibles de l’accès à des mesures préventives (comme le Programme québécois de dépistage du cancer du sein) et à des interventions en matière de promotion de la santé des personnes avec une déficience intellectuelle.

Défis d’équité et de justice sociale

Dans les milieux de la justice comme dans ceux de la santé et des services sociaux, de nombreux défis restent à relever pour implanter les orientations ministérielles de 1988 (« L’intégration des personnes présentant une déficience intellectuelle : un impératif humain et social ») réitérées dans la politique en déficience intellectuelle de 2000 (« De l’intégration sociale à la participation sociale ») en matière d’accès aux services génériques et à leur adaptation. Dans les interfaces avec la justice, l’absence de détection de la déficience intellectuelle, ou de sa prise en compte, peut être considérablement préjudiciable pour les personnes contrevenantes, comme pour les victimes et les personnes faussement accusées. Dans les interfaces avec le système de la santé et des services sociaux, des obstacles relatifs aux attitudes du personnel en place, de même qu’aux ressources dont ils disposent pour adapter leurs pratiques, compromettent l’accès équitable aux services et l’ajustement du soutien offert. Dans un secteur comme dans l’autre, des actions collectives sont à poursuivre et des mesures restent à mettre en place pour éviter que se maintiennent les inégalités de justice et de santé dont font l’objet les personnes présentant une déficience intellectuelle.

Les cosignataires de cet article (présentés dans l’ordre alphabétique) sont membres de l’équipe « Déficience intellectuelle, troubles envahissants du développement et intersectorialité » dont Céline Mercier est la chercheure principale.

• Michael Arruda, Service de police de la Ville de Montréal
• Marjorie Aunos, Centre de réadaptation Lisette-Dupras et Université du Québec à Montréal
• Jacques Bellavance, CRDI Gabrielle-Major
• Geneviève Boyer, Centres de réadaptation Lisette-Dupras et de l’Ouest de Montréal
• Thierry Boyer, Pavillon du Parc
• Christine Brassard, Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations (CREMIS)
• Gilles Cloutier, Fédération québécoise des centres de réadaptation en déficience intellectuelle (FQCRDI)
• Gilles Côté, Institut de recherche Philippe-Pinel et Université du Québec à Trois-Rivières
• Anne Crocker, Université McGill et Hôpital Douglas
• Andrée Deschênes, CRDI Gabrielle-Major
• Amparo Garcia, Hôpital Douglas
• Richard Lachapelle, CRDI Normand-Laramée
• Yves Lachapelle, Université du Québec à Trois-Rivières
• Marie-Claire Laurendeau, Institut national de santé publique et Université de Montréal
• Jocelin Lecomte, Centres de réadaptation Lisette-Dupras et de l’Ouest de Montréal
• Céline Mercier, Université de Montréal et Centres de réadaptation Lisette-Dupras et de l’Ouest de Montréal
• Diane Morin, Université du Québec à Montréal
• Katherine Moxness, Centres de réadaptation Lisette-Dupras et de l’Ouest de Montréal
• Renée Proulx, Université de Montréal et Centres de réadaptation Lisette-Dupras et de l’Ouest de Montréal
• Deena White, Université de Montréal