24-01-2011

Luc Gagnon est psychoéducateur à l'Institut Douglas. En 2003, il apprend que son père est atteint de la maladie d'Alzheimer. Il décide alors de consigner dans un journal quelques moments –précieux– partagés avec son père encore lucide. Deux ans plus tard, Luc Gagnon rassemble ces récits sous la bannière «Papa, maman, la bonne et moi», un recueil de textes empreints d’humour et de tendresse. La série est diffusée dans le cadre de la semaine de sensibilisation à la maladie d'Alzheimer et se poursuit pendant les prochaines semaines.


Octobre 2003 - Nous sommes chez le médecin. Troisième visite depuis que... disons depuis qu’on a des doutes sérieux. C’est une femme. Elle demande à papa comment va la conduite automobile. «Pas de problème», qu’il dit. Maman ne dit rien. Derrière eux, lentement, prudemment, je lève la main. Le médecin me regarde et me fait un très léger signe de la tête. D’une voix hésitante, je dis, le plus doucement possible : «Il conduit bien, mais c’est juste que des fois, rendu au coin de la rue, il se demande s’il faut tourner à gauche ou à droite.» Papa, qui n’a jamais cessé de regarder le médecin, dit : «En ligne droite, par exemple, j’ai aucun problème.» Le sourire du médecin, une libanaise, est d’une grandeur et d’un blanc remarquables sur sa peau foncée. Moi, j’ai le goût de l’embrasser. Je veux dire papa, pas le médecin. J’ai toujours adoré son sens de l’humour. J’en ai d’ailleurs hérité, en partie et c’est une des plus belles choses qu’il m’ait données. En même temps, au travers de cette farce il me disait son approbation à ce que je dise les vraies choses.

Un peu plus tard, le médecin demande à papa et maman s’ils mangent beaucoup de viande. «Un peu», dit maman en hésitant. Papa est silencieux. Moi, je lève le bras très vite et très droit. Cette fois, le geste s’est fait tout seul. C’est que, depuis que j’ai l’âge de raison, c’est-à-dire depuis une quarantaine d'années, je peux me rappeler de tout au plus une dizaine de repas sans viande à la table familiale. Et ça, ça inclue les petits-déjeuners. Quelques grill-cheeses ou crêpes égarées, sans plus. Bien sûr, ce n’est pas comme ça que ça sort. Je me contente de corriger : «Disons qu’à ma connaissance, il en mange... la plupart du temps.» Maman valide auprès de moi, en aparté : «C’est vrai… il y a de la viande dans la sauce à spaghetti, hein?» Maman met toujours deux livres de mélange veau-porc-bœuf dans sa sauce à spaghetti.

En quittant la clinique, maman, tout sourire, n’en a que pour la «docteure» et sa gentillesse. «Quelle nationalité, encore? Ah oui, libanaise!» Soudain, c’est tout le monde arabe qui vient de gagner du gallon.

Le cœur léger

Décembre 2003 - Aujourd’hui, c’est maman qui m’a étonné. Je viens de leur rendre visite, à elle et papa. On a parlé à mi-mots de la maladie de papa. On est dans le portique, je m’apprête à partir, quand maman dit à papa avec un petit sourire dans la voix, et pourtant rien qui vient de se passer ne justifie une telle pensée: «En tout cas, j’espère que tu deviendras pas violent!» Papa lui répond, du tac au tac : «À quatre-vingts ans, c’est un peu tard pour commencer ça.» Maman rit et se serre contre lui, chose que je l’ai rarement vu faire. Je les quitte le cœur léger.

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