17-01-2011
Luc Gagnon est psychoéducateur à l'Institut Douglas. En 2003, il apprend que son père est atteint de la maladie d'Alzheimer. Il décide alors de consigner dans un journal quelques moments –précieux– partagés avec son père encore lucide. Deux ans plus tard, Luc Gagnon rassemble ces récits sous la bannière «Papa, maman, la bonne et moi», un recueil de textes empreints d’humour et de tendresse. La série est diffusée dans le cadre de la semaine de sensibilisation à la maladie d'Alzheimer et se poursuit pendant les prochaines semaines.
Septembre 2003 - Chez nous, y a jamais eu de bonne pour nous alléger la vie. Seulement beaucoup d'humour.
-Te souviens-tu, papa, du monologue «Papa, maman, la bonne et moi», du français Robert Lamoureux? C'est toi qui nous avais fait découvrir ça? Maudit qu'on avait ri. C’est devenu une sorte de paraphrase pour parler de nous. Tu te souviens?! Chaque fois qu’on allait en quelque part, toute la petite famille, c’était... papa, maman, la bonne et moi.
Tu t'en souviens, je le sais que tu t’en souviens…
Papa est Alzheimer. Est Alzheimer. Curieux quand on y pense : en langage populaire, c’est le seul exemple, je crois, où on EST la maladie.
Papa est Alzheimer… Le mot n’est pas tiré de l’adjectif comme… cancéreux ou asthmatique. Non, ici, on porte le nom, Alzheimer, qu’on écrit avec la majuscule par-dessus le marché.
Être au lieu d’avoir. Vraiment, tout comme il y a une langue populaire, on peut dire qu’il y a une sagesse populaire. Pour ne pas dire une justesse. Parce que c’est ça qui se passe : l’Alzheimer te prend tout entier. Être Alzheimer… c’est ÊTRE quelqu’un d’autre.
C’est arrivé il y a deux ou trois mois, c’était l’été. Ma cousine raccompagnait papa à la maison après une fête. Ils étaient rendus tout près de chez lui et il n’arrivait plus à se souvenir du chemin. Quelques jours plus tard, c’était sa petite-fille Martine dont le nom lui échappait, alors qu’on parlait d’elle. Martine de qui il est pourtant très proche. À partir de ce moment-là, chacun avait ses anecdotes à conter et toutes allaient dans le même sens. Certaines d’entre elles remontaient à bien avant l’été. Pourtant, aucun des proches n’avait encore prononcé le mot fatidique. À ce que je sache, personne n’y avait même pensé. Et même là, on n’était sûrs de rien, l’investigation médicale était à faire. On se disait tout simplement : «Il ralentit, c’est normal.» Mosuss de beau déni de la réalité sûrement et aussi, d’une certaine façon, nos premiers pas à nous dans le monde de l’oubli et du vide où papa nous mène désormais…
Eh bien la semaine dernière, on a perdu notre leader pour la première fois. Ou c’est lui qui nous a perdus... En tout cas, ça a duré quatre bonnes heures. Il était parti stationner la voiture après avoir laissé maman à un coin de rue pour un rendez-vous en ville, comme il le faisait depuis… près de soixante ans. Maman a dit : «Fais le tour du bloc, stationne et viens me retrouver.» Erreur. Le tour du bloc, il l’a fait mais de façon beaucoup plus large : St-Joseph, du Parc, Mont-Royal. Il tournait toujours à droite. C’était comme si un fond de logique était toujours présent mais il tournait aux lumières seulement… Il luttait très fort, je suis sûr. Puis, au bout de Mont-Royal, il a vu la montagne devant lui et là, il a paniqué.
Je le sais comme si j’avais été à côté de lui dans la voiture. Plusieurs jours après l’événement j’ai fait ma petite enquête Jobidon, ce qui vous donne un indice sur mon âge… Quand j’ai questionné papa, j’ai pu déduire le trajet qu’il a emprunté non pas tant par ses réponses que par ses réactions. Vous auriez dû lire l’angoisse sur son visage quand j’ai parlé de la montagne! Imaginez : il voit la montagne, l’avenue du Mont-Royal qui monte à pic sur son flanc, là il se voit quitter la ville, alors il stationne, tout de suite, n’importe où et il revient sur ses pas, à pied, hésitant. Aperçoit une cabine téléphonique, s’y précipite comme sur une bouée de sauvetage, réussit à trouver le numéro de mon frère Bernard dans le bottin et… tombe sur le répondeur. Panique!
– Bernard? Bernard es-tu là? C’est moi, c’est ton père.
Il sort de la cabine, cherche une autre bouée. Voit un taxi, lui fait un grand signe des deux mains.
– Euh… Amenez-moi chez Bernard… J’veux dire, euh... À Ville St-Laurent… Vous savez, près de la vieille église.
– Laquelle? Celle à côté du collège?
– Euh… Oui, oui… J’imagine.
Rendu à la hauteur de ladite église, papa reconnaît vaguement le quartier mais n’arrive pas à visualiser où est la maison de Bernard. Il voit une autre cabine téléphonique, il crie : ici, ici, ici! Cette fois, heureusement, quelqu’un répond. Une voix connue qui lui dit : «Grand-papy?» Le nom, cette fois, lui vient tout de suite. «Martine!» L’ange Martine…
Martine comme son ange-gardien de vingt quelques années … Ah, elle est prête, Martine, Bernard l’a mise au courant. Elle rassure papa, elle l’incite à rester où il est, elle lui demande de décrire l’endroit. Sans perdre le contact avec lui, elle nous appelle, Bernard et moi, de son cellulaire. Le cœur sur la gorge, je l’entends trouver les mots justes pour rassurer son grand-papy, encore et encore. Une maudite belle job qu’elle a faite, Martine.
On a retrouvé papa les yeux mouillés et la lèvre tremblante, plus penaud qu’un chien égaré sous la pluie.
Retrouver sa voiture a été encore plus compliqué mais ça, on s’en fout. Après coup, maman nous a dit : «À la seconde où je suis descendue de l’auto, je savais qu’il allait se perdre!» Depuis, elle ne le quitte plus d’une semelle. Lui non plus d’ailleurs. Maintenant, quand il me voit, papa sort de son portefeuille le carton que je lui ai fait après cet incident, un petit carton avec tous nos numéros de téléphone. Chaque fois, il me dit, avec un sourire qui n’est plus tout à fait le sien et qui, à chaque fois, me fait l’effet d’un coup de couteau : «C’est toi qui m’a donné cà, hein? C’est une bonne idée, ça…»
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